mercredi 3 septembre 2008

Snoopy est un plagiaire

"Par une nuit noire et orageuse..."
Ca vous dit quelque chose ? Si vous êtes fan de Snoopy, probablement. Vous vous souvenez de ce petit chien assis sur le toit de sa niche rouge avec sa machine à écrire ? c'est ainsi qu'il commence tous ses manuscrits, "Par une nuit noire et orageuse...". Il se laisse porter ensuite par la rêverie et ne va pas beaucoup plus loin, mais il est un écrivain en puissance (comme beaucoup d'entre nous).
Le truc voyez-vous, c'est que Snoopy est un abominable plagiaire. Parce que cette phrase, elle n'est pas de lui. Elle est de Edward George Bulwer-Lytton, un auteur victorien qu'on dit aujourd'hui mineur mais qui connut à l'époque un grand succès. C'était aussi un homme politique ; preuve s'il en est besoin que les hommes politiques peuvent très bien écrire. Ils peuvent très bien le faire ; quant à le faire très bien, c'est une autre question. Car si on se souvient aujourd'hui de Sir Bulwer-Lytton, paix à son âme, c'est beaucoup plus pour se moquer de lui que pour louer ses oeuvres. Oh, il eut certes de beaux élans d'inspiration, comme celui qui lui fit écrire "the pen is mightier than the sword" (la plume triomphe plus sûrement que l'épée). Il signa aussi un roman très dérangeant, Eugene Aram (1831), basé sur la vie d'un personnage réel. Mais il eut aussi des moments moins inspirés. Comme pour l'incipit (la phrase d'ouverture) de son roman Paul Clifford publié en 1830. Je cite.

It was a dark and stormy night; the rain fell in torrents--except at occasional intervals, when it was checked by a violent gust of wind which swept up the streets (for it is in London that our scene lies), rattling along the housetops, and fiercely agitating the scanty flame of the lamps that struggled against the darkness.

On pourrait le traduire ainsi :

C'était une nuit obscure et orageuse ; la pluie tombait à torrent - sauf durant de brefs instants où elle était mise en échec par une violente bourrasque qui balayait les rues (car la scène se situe à Londres), faisait trembler les toitures et s'agiter violemment la faible flamme des lampes qui luttait contre l'obscurité.

Ce n'est pas du léger. En fait, cette phrase en est venue à représenter pour les anglo-saxons une forme de style littéraire des plus pesants, emberlificoté et pompeux. Il existe même un prix littéraire qui récompense chaque année le pire du pire en matière d'incipits ridicules ; ça s'appelle le Prix Bulwer-Lytton, c'est organisé par un professeur de San Jose State University, la compétition y est rude et c'est hilarant. Que les auteurs me pardonnent si je ne respecte pas leur prose dans ma traduction, je mets pourtant tout mon art à en rendre la profondeur abyssale. Cette année, c'est un certain Garrison Spik qui a gagné, avec la phrase suivante :

Theirs was a New York love, a checkered taxi ride burning rubber, and like the city their passion was open 24/7, steam rising from their bodies like slick streets exhaling warm, moist, white breath through manhole covers stamped "Forged by DeLaney Bros., Piscataway, N.J."

Soit quelque chose dans le genre (j'ai hésité entre "blafard" et "laiteux") :

Leur amour était un amour new-yorkais, une ballade en taxi jaune dans l'odeur des pneus martyrisés sur l'asphalte, et, comme la ville, leur passion était ouverte 24h sur 24, 7 jours sur 7, la vapeur émanant de leurs corps comme de rues mouillées qui exhalent un souffle chaud, humide et blafard par des bouches d'égoût où l'on peut lire imprimé dans l'acier "Forged by DeLaney Bros., Piscataway, N.J.".

Mon préféré, c'est le gagnant de l'année précédente, Jim Gleeson de Madison dans le Wisconsin.

Gerald began--but was interrupted by a piercing whistle which cost him ten percent of his hearing permanently, as it did everyone else in a ten-mile radius of the eruption, not that it mattered much because for them "permanently" meant the next ten minutes or so until buried by searing lava or suffocated by choking ash--to pee.

En français, ça donne quelque chose comme ça :

Gerald commença - et fut interrompu par un sifflement suraigu qui lui coûta dix pour cent de sa capacité auditive à vie, comme à tous les autres êtres humains à quinze kilomètres à la ronde autour de l'éruption, encore que cela n'eut pas eu tellement d'importance car pour eux, "à vie" ne signifiait plus que les quelque dix minutes qui suivraient, jusqu'à ce qu'ils soient submergés par la lave en fusion ou suffoqués par des cendres étouffantes - à pisser.

Snoopy, donc, est un plagiaire. Par contre, l'auteur de Snoopy, lui, est un génie. Il a mis en scène un plagiaire qui n'arrive pas à écrire, ce qui est tout de même le comble du plagiat. Allez Snoopy, courage, tu vas peut-être finir par l'écrire, ton chef-d'oeuvre. Ou par remporter le Prix Bulwer-Lytton...

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Serais-tu nostalgique de ta vie de traductrice ... ? Bises à MiniLoup et à toi.

Pascale a dit…

Très perspicace Marie ! Bises à toi aussi.

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