Il y a des jours où les petits loups ont eu une mauvaise nuit.
Comme hier.
Que les deux pattes gauches du minuscule canidé supposé touchent ensemble le sol de la chambre du petit féroce, et la journée s'annonce orageuse.
Ce fut le cas hier, donc.
C'est en traînant la jambe que mon fiston a bien voulu, tout maugréant, m'accompagner chez les douaniers, une expédition qui s'annonçait pourtant sous les meilleurs auspices puisqu'il faisait un temps radieux, et quel meilleur temps que radieux pour rendre visite à des gens notoirement casaniers (vu que quand même, ils sont chargés de surveiller les frontières et donc de n'en pas bouger beaucoup), donc aimant la chaleur du soleil comme le lézard son mur tiède ? Comment ça, je raconte encore n'importe quoi ?
Bref. Hier.
Le bureau des douanes est coincé entre un hotel de petite catégorie et un entrepôt destiné au matériel d'équipement des routiers (je crois, j'étais occupée à chanter à tue-tête pour amuser MiniLoup et je n'ai pas fait autant attention que je l'aurais dû aux détails à vous destinés). Sur la porte principale, une inscription sommaire tirée sur une imprimante incertaine : "Pour les débits de boissons, la porte au store bleu. A gauche". Je bifurquai. Toujours suivie d'un mammifère mal léché. Optai pour une des portes pourvues d'un store, d'une couleur aussi proche du bleu que le permettait une longue exposition à un soleil apparemment multi-centenaire. Entrai. Ressortis saisir le loup aigri et le conduire vers le bureau convoité. Saluai l'aimable fonctionnaire des douanes assis de l'autre côté. Et eus l'oeil aussitôt attiré par quelques dossiers mal dissimilés par une porte coulissante apparemment coincée.
"Bières : réclamations"
"Autres : réclamations"
"Bouilleurs de cru : réclamation"
Vous commencez peut-être à me connaître, je gamberge facilement sur les moindres détails et je m'apprêtais à me livrer à l'exercice habituel du remplissage de CERFA en amadouant un loupinet avec une chansonnette (ce qui est voué à l'échec mais deux ans et demi d'échec ne m'ont pas encore dissuadée d'essayer - rapport sans doute au fait que je ne m'entends pas chanter et que les fausses notes n'ont par conséquent pas le temps d'atteindre mon cerveau ; alors que celui de MiniLoup, si), tout en musant sur les raisons probables de la présence en ces lieux de dossiers aussi évidemment importants que "Bières : réclamations", "Autres : réclamations" et surtout "Bouilleurs de cru : réclamation". Pourquoi diantre au singulier pour les bouilleurs de cru ? D'ailleurs je ne savais même pas qu'il restait des bouilleurs de cru dans le département.
Je fus brutalement tirée de cette rêverie par 1) le hurlement du loupinounet excédé par la chansonnette et 2) l'extrême surprise de voir l'aimable foncionnaire se saisir lui-même d'un épais cahier de CERFA reliés, d'un stylo et d'une règle, tester le stylo sur un bloc prévu à cet effet, le saisir fermement et remplir lui-même le document. Avec une écriture digne d'un instituteur de la Troisième. En repassant trois fois sur les petites croix et en barrant à la règle, soigneusement, les mentions barrées. MiniLoup, saisi sans doute de mon saisissement, se tut. Un doux silence s'installa, à peine troublé par le chuintement du stylo sur le papier carbone.
Ce fut un moment d'une grande beauté.
Le reste n'a plus tellement d'importance. J'aurai vécu, une fois dans ma vie de créatrice d'entreprise, ce repos béni et j'aspirerai toujours à le retrouver. Et c'est pas demain la veille, j'vous jure. En tout cas, j'en ai oublié les Bières, les Autres et les Bouilleurs de cru. Allons, il faut savoir céder sur certaines choses pour atteindre au nirvana, non ?
D'un point de vue bêtement pratique, il ressort de tout ceci que j'ai le droit désormais de vendre des boissons du groupe 1 et 2, soit des boissons sans alcool (eaux minérales, jus de fruits non fermentés, limonade, infusions, lait, café, thé, chocolat, boissons faiblement alcoolisées [richesse alcoolique ne dépassant pas un degré] et par tolérance : bières sans alcool ou désalcoolisées) et des boissons fermentées non distillées (vins, cidres, poirés, hydromels, bières, vins doux naturels soumis au régime fiscal des vins, crème de cassis, jus de fruits ou légumes fermentés comportant de 1 à 3 degrés d'alcool). Vous remarquerez que dans la deuxième liste figure de la crème de cassis. Et seulement de cassis. Les crèmes de fraises, mirabelles et autres rutabagas ne peuvent pas entrer dans la composition de kirs vendus au Café Clochette. Sachez donc que ce ne sera pas de la mauvaise volonté de ma part, seulement un souci de respect des réglementations en vigueur.
Sont exclues de la liste de ce que j'ai le droit de vendre les boissons du groupe 3, 4 et 5, pour lesquelles il faut disposer de licences qui se vendent, lesquelles sont en nombre limitées. Je ne vous servirai donc pas non plus d'apéritifs à base de vermouth (pas grave, je les cuisine), ni de "certaines liqueurs (anisées notamment) remplissant des conditions quant à la composition en sucre et en essence", et encore moins de rafias. Etant donné que je n'ai qu'une très vague idée de ce que c'est, ça ne me semble pas d'une extrême gravité. Les pirates en boivent, non ? Quant aux boissons du groupe 5, leur définition seule me fait frémir : "toutes les autres boissons alcooliques non comprises dans les quatre premiers groupes", un tel ostracisme, ça doit se justifier d'une grande dangerosité, je ne vois que ça.
Enfin, et ensuite je vous laisse tranquille avec mes réflexions sur ce qui est servable et non servable au Café Clochette, sachez que je suis en mesure de vous servir une boisson, à condition seulement que ce soit en accompagnement d'un plat quelquonque, ou alors en vente à emporter. Pas toutes seules. Si vous voulez venir boire une bière au Café Clochette, vous avez le droit de la boire sur le trottoir ou avec un petit gâteau, c'est tout. Choisis ton camp, camarade.
MiniLoup s'est endormi sur le chemin du retour et s'est réveillé tout frais, tout dispos, tout rose et on est repartis à la chasse à la machine à café. J'ai une piste. En attendant de conclure l'expédition aux sources des machines à café où un Stanley, à n'en pas douter, m'accueillera un jour avec un "Docteur Clochette, je présume" avant de m'indiquer enfin le sentier conduisant à LA machine que je cherche depuis si longtemps, je n'ai qu'un conseil : si vous avez un petit ronchon à la maison, créez votre entreprise et débrouillez-vous pour avoir affaire au service des douanes. C'est radical. Un peu extrême peut-être, mais radical.