dimanche 8 mars 2009

A l'écart des bruits du monde

Thomas Hardy, A l'écart des bruits du monde (Far from the Madding Crowd, 1874)

Chapitre 1 : Physionomie du fermier Oak – Un incident.

Lorsqu’il souriait, le coin des lèvres du fermier Oak remontait jusqu’à n’être plus qu’à infime distance de ses oreilles et ses yeux se réduisaient à des fentes autour desquelles apparaissaient des rides divergentes qui s’étendaient sur son visage comme des rayons de soleil levant esquissés par une main maladroite.
Gabriel était son nom de baptême. Tous les jours de la semaine, c’était un jeune homme sensé, vif, sobrement habillé et d’humeur égale. Le dimanche, c’était un homme aux opinions floues, sujet aux atermoiements, empêtré dans ses habits du dimanche et encombré par son parapluie ; ce jour-là, il se définissait, d’un point de vue moral, comme appartenant à cette tiède et neutre portion de l’humanité comprise entre les grenouilles de bénitier et les pochards – en d’autres termes, il assistait au service religieux mais il se mettait à bâiller discrètement avant même la récitation du Credo et pensait à son dîner alors qu’il aurait dû écouter le sermon. Pour décrire sa personnalité selon les critères courants de l’opinion publique, disons que lorsque ses proches ou ses ennemis l’évoquaient en étant de mauvaise humeur, il était considéré comme un homme mauvais ; lorsqu’ils étaient de bonne humeur, ils disaient de lui que c’était un homme bon, et lorsqu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre, ils le présentaient comme un homme dont la moralité était plutôt grise que tout à fait blanche ou tout à fait sombre.
Comme il y a six fois plus de jours ordinaires que de dimanches, son apparence était naturellement caractérisée par ses vieux vêtements confortables et c’est dans cet accoutrement que ses voisins l’imaginaient toujours. Il portait un large chapeau de feutre plat, tout écrasé sur les oreilles par de fréquents et brutaux enfoncements sur la tête les jours de grand vent, et un grand manteau marron aussi informe que celui du Dr Johnson. Ses extrémités inférieures étaient enserrées dans de banales cuissardes en cuir et des bottes à la pointure extraordinaire qui offraient à chacun de ses pieds un abri spacieux, charpenté de telle sorte que celui qui les portait pouvait rester toute une journée debout dans une rivière sans risquer de connaître l’humidité – leur créateur étant un homme consciencieux qui faisait de son mieux pour compenser le manque d’élégance de sa coupe par les dimensions faramineuses et l’extrême solidité de ses produits.
En fait de montre, M. Oak était pourvu de ce qu’on doit bien appeler une petite horloge en argent : c’était une montre de par sa forme et sa fonction et une petite horloge quant à la taille. Cet instrument, qui était arrivé en ce bas monde bien des années avant le propre grand-père de Oak, présentait la particularité d’avancer ou trop vite ou trop lentement. De plus, la petite aiguille avait tendance à s’échapper de l’axe central, ce qui fait que les minutes étaient indiquées avec exactitude mais que personne n’aurait pu dire avec la moindre espèce de précision à quelle heure elles se référaient. Oak résolvait les interruptions inopinées de l’appareil par des secousses et des coups de poing et remédiait aux possibles conséquences néfastes des autres défauts de l’engin en comparant sans cesse le cadran avec les mouvements du soleil et des étoiles ou en collant son nez sur les fenêtres de ses voisins pour apercevoir l’heure indiquée par leurs grosses pendules à fond vert. Mentionnons en passant que le gousset de Oak était difficile d’accès, localisé qu’il était à l’intérieur de la ceinture froncée de ses pantalons (laquelle ceinture se perdait elle-même dans les hauteurs sous son veston), aussi l’extraction de la montre nécessitait-elle un mouvement de tout le corps sur le côté, accompagné d’une crispation de la bouche et du visage qui devenait écarlate à cause de l’effort fourni, processus qui se concluait par l’extirpation de la chaîne, suivie de la montre qui arrivait enfin comme un seau tiré du puits.
Certains observateurs un peu attentifs, s’ils l’avaient vu arpenter un de ses champs un certain matin étrangement doux et ensoleillé de décembre, auraient pu voir Gabriel Oak sous un autre jour. Ils auraient pu remarquer que certaines fossettes d’adolescence s’étaient attardées sur son visage adulte ; certains minuscules petits plis rappelaient même le petit garçon qu’il avait été. Sa haute taille et sa corpulence auraient pu le rendre imposant si elles avaient été exhibées avec les égards qui leur revenaient, mais certains hommes, qu’ils soient paysans ou citadins et pour des raisons qui tiennent plus à l’esprit qu’aux muscles et aux tendons, se tiennent de telle façon qu’ils réduisent leurs dimensions par la façon dont ils les présentent au monde. Sous l’effet d’une modestie que n’eut pas désavouée une vestale et qui semblait perpétuellement lui rappeler qu’il n’avait guère de droits à faire valoir quant au partage de l’espace en ce monde, Oak marchait humblement, très légèrement penché en avant, quoique sans courber les épaules. On peut appeler ça un défaut, à condition de considérer qu’un homme doive plus compter sur son apparence que sur sa résistance à l’usure pour faire bonne impression sur ses contemporains – une opinion qui n’était pas partagée par Oak.
Il avait atteint cet âge de la vie où on cesse d’ajouter le préfixe « jeune » au mot « homme » pour parler de quelqu’un. Il était en train de vivre les années les plus glorieuses du développement masculin, car ses émotions et son intelligence étaient nettement séparées : il avait dépassé l’âge auquel l’influence de la jeunesse les mélange indistinctement sous la forme d’impulsions soudaines et il n’avait pas encore atteint celui où elles sont à nouveau réunies, en tant que préjugés, sous l’influence exercée par la possession d’une épouse et d’une famille. En bref, il avait vingt-huit ans et il était célibataire.
Le champ dans lequel il se tenait ce matin-là montait en pente douce vers une hauteur qu’on appelait Norcombe Hill.

[Proposition de traduction, © Pascale Renaud-Grosbras, 2008]

3 commentaires:

BrightEyedMum a dit…

Où l'on devine le pourquoi de la tendresse particulière de l'une pour l'un, et où l'on hume à la porte de la traduction les parfums de la cuisine personnelle de la cafelière vidavan et vidujourdui.

Et où l'on réclame la suite, même si n'étant pas éditrice soi-même, on n'y a peut-être pas droit...

Exereou : activité qui permet de prendre de l'exercice au grand air, à peu près n'importe où.

Anonyme a dit…

Je ne saurais certainement pas dire aussi bien..
Que cette petit graine de traduction devienne un jour un beau chêne lumineux!

wanat: ouvrages ne demandant qu'à être traduits.

Magdatellementtrop a dit…

Oh ,bravo,Pascale...
Emouvant et impressionnant. :-)

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