lundi 4 août 2008

Mister C.

Il y a des expressions qui me plaisent bien quand je pense à cette petite entreprise en voie de création. Par exemple, maintenant je m'amuse beaucoup à dire "en cuisine" plutôt que "dans la cuisine". Et je trouve très chic de dire "mon expert-comptable" : j'ai revu les chiffres avec mon expert-comptable... Mon expert-comptable pense qu'il vaut mieux opter pour le régime micro... Mon expert-comptable pense qu'un taux de 5,5 serait plus raisonnable...
Mon expert comptable, donc, c'est un monsieur fort aimable, qui a une photo de ses enfants sur son bureau et que j'appellerai Mister C. A la première rencontre, j'étais très impressionnée de rencontrer un expert-comptable (j'ai encore de grandes réserves de naïveté, voyez-vous) et j'avais préparé la rencontre comme un oral. Enfin je l'avais préparée à ma façon, c'est-à-dire que j'avais appris par coeur les chiffres que j'avais mis dans de jolies colonnes dans des tableaux très... carrés. Je les trouvais peu originaux, mes tableaux. En fait Mister C. a eu vite fait de me démontrer qu'ils étaient très originaux. Limite fantaisistes, même.
Ce qu'il y a avec Mister C., c'est qu'il est à la fois très franc et plein de tact, ce qui fait qu'il réussit à ne pas froisser ma susceptibilité tout en me faisant comprendre que je fais n'importe quoi. "Et ils viennent d'où, vos chiffres, là ?", il a dit, avec son grand sourire.
Pour rentrer des chiffres dans mes tableaux, j'avais dégainé la calculette qui était vendue avec mon agenda, un petit truc tout plat qu'il faut approcher du bout d'un crayon tellement les touches sont petites. Et j'avais calculé un taux de rotation de 3 l'après-midi. Autrement dit, j'avais estimé que toutes mes tables seraient occupées trois fois par après-midi, pas par trois personnes assises les unes sur les autres, non, les unes après les autres bien sûr. Là, il m'a suggéré d'imaginer ce que ça pourrait donner, un ballet de poussettes et de mamans encombrées de sacs à langer, qui se succéderaient à ce rythme-là. Et il n'a pas insisté. Il m'a laissée avec mon imagination.
Ensuite, le regard pétillant, il m'a demandé comment je m'en sortais avec mon tableur. "Mon... ? Euh... J'ai pas à m'en plaindre..." "Vous ne voyez pas ce que c'est, pas vrai ?" "Euh, si, vaguement, quand je faisais du secrétariat pour payer mes études, les filles à côté en utilisaient je crois..." Il a eu pitié et il m'a expliqué. Que c'était comme de la magie blanche, le graal de l'expert-comptabilité, le pouvoir au bout des doigts. On rentre des chiffres dans un tableau et le tableau il calcule tout seul. Il a suggéré que je me procure au plus vite une version gratuite de tableur sur internet et que je profite du week-end pour m'amuser avec. Quand je pense qu'il a utilisé cette expression "vous amuser avec", j'en ai encore les orteils qui frétillent parce que le week-end qui suivit fut remarquablement éprouvant, pour le dire avec toute la retenue qui s'impose. J'ai néanmoins le plaisir de vous annoncer que je sais désormais me servir d'un tableur : mes tableaux calculent tout seuls. Enfin je leur ai appris pour l'instant l'addition, la multiplication et le reste on verra plus tard, hein, les fractions c'est au collège qu'on voit ça, ya pas le feu.
Il a aussi, en ce premier entretien, abordé la question du ticket moyen. Le ticket moyen, c'est ce que dépense en théorie un consommateur lambda parfaitement représentatif de votre commerce. Quand on fait la moyenne de ce que consomment tous les consommateurs, on tombe sur ce que ce consommateur-là consomme. Vous me suivez ? Enfin bref, dans mon cas il y avait un petit souci sur le mode de calcul, que Mister C. n'a pas manqué de souligner immédiatement, intelligent comme il est. "Et quand il y a un enfant et un adulte, comment vous faites pour calculer le ticket moyen de l'adulte et le ticket moyen de l'enfant ?" J'ai mis un moment à comprendre mais imaginez : les gens qui viendront au Café Clochette, s'ils choisissent de m'acheter quelque chose à boire ou à manger (ce qu'ils sont vivement encouragés à faire, je travaille d'arrache-pied à créer des recettes pour qu'ils en aient envie en tout cas), seront parfois une maman et ses deux enfants, parfois un papa et une maman et un bébé et un grand et un moyen, parfois un grand-père et une grand-mère et un rêve de petit-enfant dans les yeux, parfois une assistante maternelle et ses trois loustics, parfois juste une maman qui vient souffler avant de récupérer les siens de loustics... Et je fais comment, moi, pour calculer un ticket moyen avec tout ça ? Le problème surtout, c'est que ce que consomme un enfant est moins élevé que ce que consomme un grand. Et Mister C., une fois que j'aie eu tout bien compris ça dans ma petite tête, m'a renvoyée dans mes pénates avec comme devoirs du soir de recompter mon ticket moyen. Au cours du week-end qui a suivi, il s'est dépensé dans cette maison plus de gros mots qu'un honnête chat n'en aura jamais besoin dans toutes ses vies, mais MiniLoup était en vadrouille avec son papa et les minous n'ont pas moufté. Mais j'ai l'insigne honneur de vous annoncer que j'y suis arrivée. Moi qui vous parle, j'ai calculé un ticket moyen correct.
Au rendez-vous suivant, Mister C., toujours courtois et une étincelle au coin de l'oeil m'a dit : "alors, comment ça va ?". J'ai poussé vers lui une feuille avec un tableau magnifique pour lequel je n'avais pas eu besoin de calculette, dont la dernière ligne, péremptoire, commençait par "ticket moyen adulte + enfant".
Ca ne vous dit peut-être rien, mais Mister C., il a été épaté. Et rien que pour ça, ben je le garde, mon expert-comptable.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

ah ben oui, garde-le! il a l'air tellement patient que si ça se trouve il s'énerverait même pas en découvrant mon niveau en maths :-D

en tout cas j'aime toujours autant te lire !

Anonyme a dit…

J'ai les larmes aux yeux à te lire !
Bises
Magali
Ps, je m'y connais un peu en tableur si tu as encore besoin !

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