jeudi 31 décembre 2009

Le navire fantôme, 7

Le lendemain matin on a pu constater la force de la tempête et il y avait assez de dégâts au village sans parler de ma porcherie pour nous occuper un moment. Il est vrai que les enfants n’ont pas eu à casser de branches pour le feu cet automne-là parce que le vent en avait éparpillé dans les bois plus qu’ils ne pouvaient en porter. La plupart de nos fantômes étaient éparpillés aussi, mais cette fois bien peu d’entre eux revinrent parce que tous les jeunes étaient partis avec le capitaine, et pas seulement des fantômes, vu que le pauvre idiot avait disparu aussi. On s’est dit qu’il s’était embarqué clandestinement ou qu’il s’était engagé comme mousse parce qu’il n’y comprenait rien.
Entre les lamentations des jeunes filles fantômes et le ronchonnement des familles qui avaient perdu un ancêtre, le village a été bouleversé pour un moment, et le plus drôle c’est que ceux qui s’étaient plaints le plus fort du comportement des jeunots étaient ceux qui hurlaient le plus maintenant qu’ils étaient partis. Je n’avais aucune compassion pour le boucher et le cordonnier qui couraient partout dans le village en disant combien leurs jeunes leur manquaient, mais ça me faisait peine d’entendre les pauvres filles affligées appeler leurs amoureux par leur nom sur la place du village à la nuit tombée. Ca me semblait injuste qu’elles aient perdu leur homme une deuxième fois après avoir déjà renoncé à la vie pour les rejoindre, comme c’est probable. Mais c’est un fait que même un fantôme ne peut pas passer sa vie à pleurer et après quelques mois on s’est résignés à penser que ceux qui étaient partis sur le navire ne reviendraient jamais, et on n’en a plus parlé.
Et puis un jour, je pense que ça devait être deux ou trois ans plus tard, quand on avait quasiment oublié toute cette histoire, qui voilà-t-il pas qui est arrivé par la route de Portsmouth sinon le pauvre dingue qui était parti sur le navire sans attendre d’être mort pour devenir un fantôme. Je suis sûr que vous n’avez jamais vu un garçon comme celui-là de toute votre vie. Il avait un grand sabre rouillé pendu par une ficelle à la ceinture et il était tatoué de partout dans des couleurs magnifiques, ce qui fait que même son visage ressemblait à un abécédaire brodé par une écolière. Il portait à la main un mouchoir plein de coquillages exotiques et de vieilles pièces de monnaie très curieuses et il est allé jusqu’au puits devant la maison de sa mère et s’est tiré de l’eau comme si c’était tout naturel.
Le pire c’est qu’il était revenu aussi idiot qu’il était parti, et on a eu beau essayer, on n’a rien pu tirer de lui qui soit un tant soit peu raisonnable. Il racontait des tas de bêtises à propos de types qu’on faisait passer sous la quille et marcher sur la planche et de meurtres – des choses dont un marin convenable ne devrait jamais avoir entendu parler, ce qui m’a fait penser que malgré toutes ses belles manières le capitaine avait été plus un pirate qu’un gentlemen amoureux de la mer. Mais essayer de comprendre ce que disait ce garçon c’était comme essayer de cueillir des cerises dans un pommier. Il y avait une histoire complètement loufoque à laquelle il revenait sans arrêt, et à l’entendre vous auriez pu croire que c’était la seule chose qui lui soit jamais arrivé dans la vie.
– On était à l’ancre, il disait, près d’une île qui s’appelait le Panier de Fleurs, et les marins avaient attrapé plein de perroquets et ils leur apprenaient à jurer. Il y en avait partout, partout sur le pont, et leur langage était atroce. Alors on a regardé par-dessus bord et on a vu les mâts d’un galion espagnol devant la baie. Ils étaient juste devant la baie, alors on a jeté les perroquet par-dessus bord et on est allés à la bataille. Et tous les perroquets se sont noyés dans la mer et leur langage était atroce.
Voilà le genre de garçon qu’il était, il ne pouvait que radoter sur les perroquets alors qu’on lui demandait ce qui s’était passé dans la bataille. Mais on n’a jamais eu le temps de lui donner une bonne leçon, parce que deux jours après il s’est enfui à nouveau et on ne l’a plus jamais revu.
Voilà mon histoire, et je vous assure que des choses comme ça arrivent à Fairfield tout le temps. Le navire n’est jamais revenu, mais les gens vieillissent et ils commencent à dire qu’une de ces nuits de tempête il s’en va revenir par-dessus les haies avec tous les fantômes à son bord. Enfin quand il reviendra il sera le bienvenu. Une des jeunes fantômes ne s’est jamais lassée d’attendre son amoureux. Vous pouvez la voir toutes les nuits sur la place, les yeux plissés pour apercevoir les lampes des mâts parmi les étoiles. Vous diriez que c’est une jeune fille fidèle, et je crois que vous auriez raison.
Le champ du patron n’a pas souffert pour deux sous, mais il y en a qui disent que depuis, les navets qu’on y a fait pousser ont un goût de rhum.


Fin

Richard Middleton, The Ghost Ship, 1912, traduction Pascale Renaud-Grosbras

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