mardi 29 décembre 2009

Le navire fantôme, 6

Après ça, le capitaine nous a montré certaines des curiosités qu’il avait ramenées des quatre coins du monde et on était très impressionnés, même si après je n’ai pas réussi à me souvenir ce que c’était. Et puis je me suis retrouvé en train de marcher entre les navets avec le pasteur et je lui racontais les merveilles du fond de la mer que j’avais vues par la baie du navire. Il s’est tourné vers moi, sévère.
– Si j’étais toi, John Simmons, il a dit, j’irais me coucher immédiatement.
Il a une façon de dire les choses auxquelles un homme ordinaire n’aurait pas pensé, le pasteur, alors j’ai fait ce qu’il avait dit.
Et puis le lendemain ça s’est mis à souffler, à souffler de plus en plus fort, et vers huit heures du soir j’ai entendu du bruit et j’ai regardé dans le jardin. J’imagine que vous n’allez pas me croire, c’est vrai que ça me semble une histoire à dormir debout à moi aussi, mais voilà pas que le vent avait soulevé le toit de ma porcherie et l’avait déposé dans le jardin de la veuve pour la deuxième fois. Je me suis dit que je n’allais pas attendre de voir ce qu’elle avait à me dire à ce sujet, alors j’ai traversé la place du village et je suis allé au « Renard et aux Raisins ». Le vent était si fort qu’il me faisait danser sur la pointe des pieds, comme une jeune fille à la kermesse. Quand j’ai fini par atteindre l’auberge le patron a dû m’aider à fermer la porte : on aurait dit qu’une douzaine de chèvres poussaient derrière pour échapper à la tempête.
– C’est une grosse tempête, il a dit en tirant la bière. Je me suis laissé dire qu’une cheminée est tombée à Dickory End.
– C’est curieux comme ces marins savent le temps qu’il va faire, j’ai répondu. Quand le capitaine a dit qu’il partait ce soir, j’ai pensé qu’il allait falloir une bonne dose de vent pour repousser le navire jusqu’à la mer, mais là c’est plus qu’une bonne dose.
– Ca oui, a dit le patron, c’est sûr qu’il s’en va ce soir. Et tu vois, même s’il a été généreux pour le loyer, je ne suis pas sûr que ce soit une perte pour le village. Je n’apprécie pas trop les délicats qui font venir leur boisson de Londres plutôt que de faire vivre le petit commerce local.
– Mais tu n’as pas de rhum de ce genre, j’ai dit pour l’énerver.
Son cou est devenu très rouge au-dessus de son col et j’ai eu peur d’être allé trop loin, mais après un moment il a repris sa respiration avec un grognement.
– John Simmons, il a dit, si tu es venu ici en pleine nuit par ce vent pour raconter des bêtises, tu as perdu ton temps.
Alors évidemment j’ai dû l’amadouer en chantant les louanges de son rhum, et que le Ciel me pardonne d’avoir juré qu’il était meilleur que celui du capitaine. Parce qu’un rhum comme celui-là, aucun mortel n’y avait jamais goûté, sauf le pasteur et moi. Mais j’ai réussi à rasséréner le patron et il a fini par m’offrir un verre de son meilleur rhum pour me prouver sa qualité.
– Trouve mieux que ça si tu peux ! il a crié, et on a levé nos verres à nos lèvres, mais on s’est arrêtés à mi-parcours et on s’est regardés complètement interloqués ; parce que le vent qui hurlait dehors comme un chien enragé était devenu aussi mélodieux qu’un chant de la Nativité d’une chorale d’écoliers, la veille de Noël.
– Ca, ça ne peut pas être ma Martha, a chuchoté le patron. Martha, c’était sa grand-tante qui vivait dans les combles.
On est allés à la porte et le vent l’a ouverte si violemment que la poignée s’est fichue dans le plâtre du mur. Mais on ne s’en est pas préoccupés sur le moment, parce qu’au-dessus de nos têtes, toutes voiles dehors sous les étoiles, il y avait le navire qui avait passé l’été dans le champ de navets du patron. Tous les hublots et la grande fenêtre étaient illuminés et on entendait des chants et du violon sur le pont.
– Il est parti ! le patron a hurlé par-dessus la tempête. Et il a emmené la moitié du village !
Tout ce que j’ai pu faire c’est de hocher la tête, je n’avais pas les poumons assez forts pour m’égosiller.


A suivre...

(Richard Middleton, The Ghost Ship, 1912, traduction Pascale Renaud-Grosbras)

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