Ce n’est qu’à la fin des festivités qu’on a remarqué que quelque chose n’allait pas à Fairfield. C’est le cordonnier qui me l’a raconté le premier, un matin, au « Renard et aux Raisins ».
– Tu connais mon arrière-grand-oncle ? il m’a demandé.
– Tu veux dire Joshua, le gamin tout tranquille ? j’ai dit, parce que je le connaissais bien.
– Tranquille ! a dit le cordonnier indigné. Tu appelles ça tranquille, de rentrer à la maison à trois heures du matin tous les matins aussi soûl qu’un magistrat et de réveiller tout la maisonnée à cause du boucan ?
– Mais ça ne peut pas être Joshua, j’ai dit, parce que je savais que c’était un des jeunes fantômes les plus respectables du village.
– C’est pourtant Joshua, a dit le cordonnier, et une de ces nuits il va se retrouver à la porte s’il ne fait pas attention.
Ca m’a beaucoup choqué d’entendre ça, parce que j’aime pas entendre un homme insulter sa propre famille, et je ne pouvais pas croire qu’un jeune aussi sérieux que Joshua se soit mis à boire. Mais à ce moment-là c’est le boucher Aylwin qui est entré, si furieux qu’il avait du mal à boire sa bière. « Le jeune imbécile, le jeune imbécile », il n’arrêtait pas de dire, et il a fallu un bon moment avant que le cordonnier et moi on ne découvre qu’il parlait de son ancêtre, celui qui était tombé à la bataille de Senlac.
– La boisson ? a demandé le cordonnier avec espoir, parce que c’est humain d’aimer avoir de la compagnie dans nos infortunes, et le boucher a hoché la tête sombrement.
– La jeune nouille, il a dit en vidant sa chope.
Après ça, vous vous doutez bien que j’ai gardé les oreilles grandes ouvertes, et c’était la même histoire par tout le village. Il n’y avait quasiment pas un seul jeune homme parmi les fantômes de Fairfield qui ne titube jusqu’à chez lui aux petites heures du matin, complètement ivre. Je me réveillais la nuit et je les entendais trébucher en bas de chez moi en chantant des chansons scabreuses. Le pire était qu’on ne pouvait plus garder le scandale pour nous et que les gens de Greenhill commencèrent à dire que Fairfield était « imbibé ». Ils ont même appris une chanson à leurs enfants à ce sujet :
Fairfield est imbibé, Fairfield est imbibé, personne n’y aime le thé,
C’est du rhum au déjeuner, du rhum pour le thé,
Du rhum au dîner et du rhum pour souper !
On est accommodants au village, mais ça, on n’a pas aimé.
Évidemment, on a vite découvert où les jeunes se rendaient pour se fournir en boisson, et le patron a été terriblement froissé que son locataire se soit avéré être un tel filou, mais sa femme ne voulut pas entendre parler de rendre la broche, alors il ne put pas l’envoyer promener. Pourtant, au fur et à mesure que le temps passait les choses empiraient et à n’importe quelle heure de la journée on pouvait voir ces jeunes dépravés cuver leur boisson sur la place du village. Presque tous les après-midi on voyait aussi un chariot fantôme cahoter jusqu’au navire avec un chargement de rhum et si les fantômes les plus âgés étaient enclins à décliner l’hospitalité du capitaine, rien n’aurait empêché les jeunots de se précipiter pour en profiter.
Alors un après-midi, pendant que je faisais la sieste, j’ai entendu frapper à la porte et c’était le pasteur, avec l’air grave d’un homme qui doit faire quelque chose et que ça n’enchante pas.
– Je m’en vais aller voir le capitaine à propos de cette ivrognerie au village et je veux que tu viennes avec moi, il a dit comme ça.
A suivre...
(Richard Middleton, The Ghost Ship, 1912, traduction Pascale Renaud-Grosbras)
– Tu connais mon arrière-grand-oncle ? il m’a demandé.
– Tu veux dire Joshua, le gamin tout tranquille ? j’ai dit, parce que je le connaissais bien.
– Tranquille ! a dit le cordonnier indigné. Tu appelles ça tranquille, de rentrer à la maison à trois heures du matin tous les matins aussi soûl qu’un magistrat et de réveiller tout la maisonnée à cause du boucan ?
– Mais ça ne peut pas être Joshua, j’ai dit, parce que je savais que c’était un des jeunes fantômes les plus respectables du village.
– C’est pourtant Joshua, a dit le cordonnier, et une de ces nuits il va se retrouver à la porte s’il ne fait pas attention.
Ca m’a beaucoup choqué d’entendre ça, parce que j’aime pas entendre un homme insulter sa propre famille, et je ne pouvais pas croire qu’un jeune aussi sérieux que Joshua se soit mis à boire. Mais à ce moment-là c’est le boucher Aylwin qui est entré, si furieux qu’il avait du mal à boire sa bière. « Le jeune imbécile, le jeune imbécile », il n’arrêtait pas de dire, et il a fallu un bon moment avant que le cordonnier et moi on ne découvre qu’il parlait de son ancêtre, celui qui était tombé à la bataille de Senlac.
– La boisson ? a demandé le cordonnier avec espoir, parce que c’est humain d’aimer avoir de la compagnie dans nos infortunes, et le boucher a hoché la tête sombrement.
– La jeune nouille, il a dit en vidant sa chope.
Après ça, vous vous doutez bien que j’ai gardé les oreilles grandes ouvertes, et c’était la même histoire par tout le village. Il n’y avait quasiment pas un seul jeune homme parmi les fantômes de Fairfield qui ne titube jusqu’à chez lui aux petites heures du matin, complètement ivre. Je me réveillais la nuit et je les entendais trébucher en bas de chez moi en chantant des chansons scabreuses. Le pire était qu’on ne pouvait plus garder le scandale pour nous et que les gens de Greenhill commencèrent à dire que Fairfield était « imbibé ». Ils ont même appris une chanson à leurs enfants à ce sujet :
Fairfield est imbibé, Fairfield est imbibé, personne n’y aime le thé,
C’est du rhum au déjeuner, du rhum pour le thé,
Du rhum au dîner et du rhum pour souper !
On est accommodants au village, mais ça, on n’a pas aimé.
Évidemment, on a vite découvert où les jeunes se rendaient pour se fournir en boisson, et le patron a été terriblement froissé que son locataire se soit avéré être un tel filou, mais sa femme ne voulut pas entendre parler de rendre la broche, alors il ne put pas l’envoyer promener. Pourtant, au fur et à mesure que le temps passait les choses empiraient et à n’importe quelle heure de la journée on pouvait voir ces jeunes dépravés cuver leur boisson sur la place du village. Presque tous les après-midi on voyait aussi un chariot fantôme cahoter jusqu’au navire avec un chargement de rhum et si les fantômes les plus âgés étaient enclins à décliner l’hospitalité du capitaine, rien n’aurait empêché les jeunots de se précipiter pour en profiter.
Alors un après-midi, pendant que je faisais la sieste, j’ai entendu frapper à la porte et c’était le pasteur, avec l’air grave d’un homme qui doit faire quelque chose et que ça n’enchante pas.
– Je m’en vais aller voir le capitaine à propos de cette ivrognerie au village et je veux que tu viennes avec moi, il a dit comme ça.
A suivre...
(Richard Middleton, The Ghost Ship, 1912, traduction Pascale Renaud-Grosbras)
1 commentaire:
C'est quand le 5 ?
A l'année prochaine ... bonne année
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