samedi 19 décembre 2009

Le navire fantôme, 3

– Je suis le capitaine Bartholomew Roberts, il a dit d’une voix de gentleman, et je suis venu mouiller ici pour trouver des recrues. Je crois que je l’ai mené un peu haut dans le port.
– Le port ! a crié le patron. Mais vous êtes à cinquante milles de la mer !
Le capitaine Roberts n’a pas frissonné d’une moustache.
– Tant que ça ? il a dit tranquillement. Enfin, ça n’a pas d’importance.
Le patron, ça l’a un peu dérangé.
– Je ne veux pas être un voisin mesquin, il a dit, mais j’aurais préféré que nous n’ameniez pas votre navire dans mon champ. Ma femme compte beaucoup sur ces navets, voyez-vous.
Le capitaine a pris une pincée de tabac dans une élégante boîte en or qu’il avait tirée de sa poche et il s’est essuyé les doigts sur un mouchoir de soie d’une façon très distinguée.
– Je ne suis ici que pour quelques mois, il a dit, mais si un témoignage de mon estime peut apaiser votre dame, j’en serais très heureux.
Sur ce, il a dégrafé une grande broche en or de son col et il l’a lancée au patron. Le patron a rougi comme une cerise.
– Je ne peux pas nier qu’elle aime les bijoux, il a dit, mais c’est trop pour un seul sac de navets.
C’était vraiment une belle broche. Le capitaine s’est mis à rire.
– Allons, mon ami, il a dit, n’en parlons plus. C’est une vente forcée et vous méritez un bon prix. N’en dites pas plus.
Il a penché la tête pour prendre congé, a tourné les talons et s’en est retourné dans la cabine. Le patron a remonté le chemin comme un homme qui a le cœur léger.
– Cette tempête a soufflé la chance dans ma direction, il a dit. La bourgeoise va être ravie de la broche. C’est encore mieux que la guinée du maréchal-ferrant, ça c’est sûr.
Quatre-vingt-dix-sept était l’année du jubilé, l’année du deuxième jubilé, comme vous vous souvenez, et on a eu des célébrations à Fairfield, si bien qu’on n’a pas eu tellement de temps pour s’inquiéter du navire fantôme, bien que de toute façon ça ne soit pas notre genre de nous mêler de choses qui ne nous concernent pas. Le patron a croisé son locataire une ou deux fois en allant biner ses navets et la femme du patron portait sa nouvelle broche tous les dimanches à l’église. Mais on ne se mêlait jamais beaucoup aux fantômes, ni les uns ni les autres, à l’exception d’un idiot qu’il y avait au village et qui ne savait pas faire la différence entre un homme et un fantôme, pauvre innocent ! Le jour du jubilé, pourtant, quelqu’un a dit au capitaine Roberts pourquoi les cloches de l’église sonnaient et il a hissé un drapeau et donné la canonnade comme un loyal Anglais. Je peux vous assurer que les canons ont été tirés, et qu’un des boulets a fait un trou dans la grange du fermier Johnstone, mais personne ne s’en est offusqué dans l’atmosphère festive qu’il y avait.
Ce n’est qu’à la fin des festivités qu’on a remarqué que quelque chose n’allait pas à Fairfield. C’est le cordonnier qui me l’a raconté le premier, un matin, au « Renard et aux Raisins ».



A suivre...

(Richard Middleton, The Ghost Ship, 1912, traduction Pascale Renaud-Grosbras)

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