dimanche 18 octobre 2009

Un cochon c'est un cochon, 3

Le chef du service de la tarification mit les pieds sur son bureau et bailla. Il feuilleta distraitement la liasse de papiers.
– Mademoiselle Kane, dit-il à sa sténographe, prenez note de la lettre suivante. « A l’employé de la station de Westcote, New Jersey. Veuillez donner raison pour laquelle tarif animal domestique non appliqué à marchandise décrite dans documents ci-joints. »
Mademoiselle Kane traça une série de courbes et d’angles sur son bloc et attendit, le crayon en suspens. Le chef de service consulta à nouveau les documents.
– Ho ho, dit-il, des cochons d’Inde ! Ils ont déjà dû mourir de faim. Ajoutez ceci à la lettre : « Indiquez condition actuelle marchandise ».
Il laissa tomber les papiers sur le bureau de la secrétaire, enleva les pieds de son bureau et sortit déjeuner.
Lorsque Mike Flannery reçut la lettre, il se gratta la tête.
– Indiquer la condition actuelle ? répéta-t-il pensivement. Allons bon, qu’est-ce qu’y veulent encore ces gens des bureaux, je m’demande. La condition actuelle, hein ? Ces cochons, grâces soient rendues à Saint Patrick, sont en pleine forme autant que j’sache, mais j’suis pas un vétérinaire pour cochons métèques. Y veulent p’têt que j’appelle le docteur des cochons pour prend’ leur tension. C’que j’sais, c’est qu’ils ont un sacré appétit pour des cochons d’cette taille. Y pourraient manger les ferrures d’une porte eud’ grange, j’crois bien. Si un cochon irlandais mangeait autant qu’ces cochons métèques, y aurait une famine en Irlande.
Pour s’assurer que son rapport serait exact, Flannery alla au fond du bureau et regarda dans la cage. Les cochons avaient été transférés dans une cage plus grande – une caisse de légumes secs.
– Un, deux, trois, quat’, cinq, six, sept, huit, compta-t-il. Sept tachetés et un tout noir. Tous en pleine forme et aussi voraces qu’des z’hippopotames.
Il retourna à son bureau et se mit à écrire.
« À M. Morgan, chef du service de la tarification. Pourquoi je dis que ces cochons métèques sont des cochons c’est parce que c’est des cochons et ce sera des cochons tant que vous aurez pas dit le contraire, c’est ce que dit la règle. Arrêtez de m’embêter, vous le savez aussi bien que moi. Quant à la santé ils vont très bien et j’espère que vous aussi. P.S. Il y en a huit maintenant, la famille s’est agrandie, tous de bons mangeurs. P.S. J’ai déjà payé deux dollars pour du chou qu’ils aiment bien, dois-je faire suivre la facture ? »
Morgan, le chef du service de la tarification, se mit à rire lorsqu’il reçut la lettre. Puis il la relut et reprit son sérieux.
– Nom d’un caténaire, dit-il, Flannery a raison, un cochon c’est un cochon. Je vais devoir demander à la hiérarchie. En attendant, Mademoiselle Kane, prenez cette lettre : « A l’employé de Westcote, New Jersey. Objet : expédition de cochons d’Inde, dossier n° A6754. La règle n° 83 des Instructions générales aux employés de la compagnie stipule clairement que les employés doivent encaisser tous les coûts de fourrage, etc. pour tout cheptel en transit ou en attente. Veuillez encaisser la somme due par le consignataire. »
Flannery reçut la lettre le lendemain matin et se mit à sourire largement.
– Veuillez encaisser ! dit-il doucement. C’te façon d’parler ! Moi, encaisser deux dollars et vingt-cinq cents auprès de Msieur Morehouse ! On voit bien qu’y connaissent pas Msieur Morehouse, dans les bureaux ! Mais j’m’en vais encaisser, ça oui ! « Msieur Morehouse, deux dollars vingt-cinq, siouplaît », « bien sûr, cher ami, les voici ». C’te blague !
Flannery conduisit le chariot jusqu’à la porte de M. Morehouse. C’est M. Morehouse qui ouvrit la porte.
– Ha, ha, s’écria-t-il lorsqu’il vit Flannery. Vous avez fini par changer d’avis, hein ? J’en étais sûr. Amenez la boîte par ici.
– J’ai pas d’boîte, dit Flannery froidement. J’ai une facture ici pour Msieur John C. Morehouse de deux dollars et vingt-cinq cents pour les choux mangés par ces cochons métèques. Vous voulez la payer ?
– Payer… ? des choux… ? s’étouffa M. Morehouse. Vous voulez dire que deux minuscules petits cochons d’Inde…
– Huit ! dit Flannery. Papa, maman et les six loupiots. Huit !
En guise de réponse, M. Morehouse claqua la porte au nez de Flannery, qui la contempla d’un air de reproche.
– J’ai l’impression qu’le consignataire veut pas payer pour les choux, se dit-il. Si j’sais r’connaître un signe de r’fus, ça veut dire qu’y r’fuse de payer pour trois feuilles de chou, et tant pis pour lui.

A suivre...

Ellis Parker Butler, Pigs is Pigs (1905), traduction de Pascale Renaud-Grosbras

1 commentaire:

abi a dit…

Ouf ! Au moins les cochons sont sains et saufs, je commençais à m'inquiéter pour eux...

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