jeudi 22 octobre 2009

Un cochon c'est un cochon, 4

M. Morgan, le chef du service de la tarification, consulta le président de la Compagnie Interurbaine de Transport Express à propos des cochons d’Inde, pour déterminer si oui ou non c’étaient des cochons. Le président était plutôt enclin à conclure cette affaire avec philosophie.
– Quel est le tarif pour les cochons et pour les animaux domestiques ? demanda-t-il.
– Trente cents pour les cochons, vingt-cinq pour les animaux domestiques.
– Alors les cochons d’Inde sont des cochons, dit le président.
– Oui, répondit Morgan, c’est ce que je pense aussi. Une marchandise qui peut être classée dans deux catégories doit être taxée au tarif supérieur. Mais les cochons d’Inde, est-ce que ce sont vraiment des cochons ? Ce ne sont pas des lapins ?
– Maintenant que vous le dites, dit le président, je crois bien qu’ils ressemblent plutôt à des lapins. Une sorte de mélange entre un lapin et un cochon. Je pense que la question est plutôt, les cochons d’Inde appartiennent-ils à la famille des cochons ? Je vais demander au professeur Gordon. C’est un spécialiste de la question. Laissez-moi le dossier.
Le président posa le dossier sur son bureau et écrivit une lettre au professeur Gordon. Malheureusement, le professeur était en Amérique du Sud, en quête de spécimens zoologiques, et sa femme lui fit suivre la lettre. Comme il se trouvait dans les Andes, là où un homme blanc n’avait jamais mis le pied auparavant, la lettre mit plusieurs mois à lui parvenir. Le président oublia les cochons d’Inde, Morgan les oublia aussi, M. Morehouse aussi, mais pas Flannery. Il consacrait la moitié de son temps à ses tâches d’employé de la station de Westcote et l’autre aux cochons d’Inde. Bien avant que le président ne reçoive la lettre du professeur Gordon, Morgan en reçut une de Flannery.
« A propos de ces cochons métèques, disait-elle, que dois-je faire ? Ils sont très famille-famille, ils n’ont jamais entendu parler des lemmings ni de suicides collectifs, il y en a trente-deux maintenant, dois-je les vendre, prenez-vous la station de Westcote pour une ménagerie, prière de répondre rapidement. »
Morgan saisit un formulaire de télégraphie et écrivit :
« Employé, Westcote. Ne vendez pas les cochons. »
Il écrivit ensuite à Flannery une lettre attirant son attention sur le fait que les cochons n’étaient pas propriété de la compagnie mais qu’ils étaient conservés dans l’attente du règlement d’un litige portant sur les tarifs applicables. Il enjoignit à Flannery d’en prendre le plus grand soin.
Flannery, la lettre à la main, contempla les cochons et soupira. La caisse était devenue trop petite. Il clôtura un espace de six mètres à l’arrière du bureau pour leur faire une habitation spacieuse et aérée et retourna à son travail. Il travaillait le plus vite possible pendant ses distributions, parce que les cochons avaient besoin de lui et prenaient le plus clair de son temps. Quelques mois plus tard, désespéré, il prit une feuille de papier où il traça « 160 » et l’envoya à Morgan. Morgan la lui renvoya avec une demande d’explication. Flannery répondit :
« Il y a maintenant cent soixante de ces cochons métèques, pour l’amour du Ciel laissez-moi en vendre quelques-uns, voulez-vous vraiment que je devienne fou ? »
« Ne vendez pas de cochon », télégraphia Morgan.
Peu après, le président de la compagnie reçut une lettre du professeur Gordon. C’était une longue lettre savante, mais le détail important était que le cochon d’Inde était de la famille des caviidés alors que le cochon de ferme était de la famille des suidés. Il précisait que le cochon d’Inde était un animal prolifique qui se multipliait rapidement.
– Ce ne sont pas des cochons, annonça le président à Morgan. Le tarif de vingt-cinq cents s’applique.
Morgan prit dûment note de l’information qu’il ajouta à l’épais dossier n° A6754 avant de l’envoyer au service de la comptabilité. Le service de la comptabilité mit du temps à analyser le dossier et, après les délais habituels, écrivit à Flannery qu’étant donné qu’il avait en garde cent soixante cochons d’Inde, propriétés du consignataire, il devait les livrer et encaisser la somme totale correspondant au tarif de vingt-cinq cents pièce.




A suivre...

Ellis Parker Butler, Pigs is Pigs (1905), traduction de Pascale Renaud-Grosbras

1 commentaire:

abi a dit…

Franchement, tes petits démêlés avec l'administration française, c'est de la gnognotte...
J'adore !!!

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