– Un cochon, c’est un cochon, déclara-t-il fermement. Un cochon d’Inde, un cochon métèque ou un cochon irlandais c’est la même chose pour la Compagnie Interurbaine de Transport Express et pour Mike Flannery. La nationalité du cochon ne change rien au tarif, Msieur Morehouse ! Ce s’rait la même chose si c’étaient des cochons hollandais ou des cochons russes. Le boulot d’Mike Flannery, ajouta-t-il, c’est d’s’occuper du trafic express et pas d’faire la conversation avec des cochons métèques dans dix-sept langues différentes pour savoir s’y sont d’Pékin ou d’Tipperary.
M. Morehouse hésita. Il se mordit les lèvres puis se mit à agiter les bras.
– Très bien, vociféra-t-il, vous entendrez parler de moi ! Votre président va entendre parler de moi ! C’est un scandale ! Je vous ai offert cinquante cents, vous les avez refusés. Gardez ces cochons jusqu’à ce que vous soyez prêt à accepter les cinquante cents, mais, nom d’un tonnerre, si vous osez toucher à un seul cheveu de ces cochons, je vous colle un procès !
Il tourna les talons et sortit en claquant la porte. Flannery souleva délicatement la caisse à savon et la mit dans un coin. Il ne s’inquiétait pas. Il ressentait la satisfaction du devoir accompli.
M. Morehouse rentra chez lui, furieux. Son fils, qui attendait les cochons d’Inde, s’avisa que ce n’était pas le moment de les réclamer. C’était un garçon tout à fait normal et il avait par conséquent mauvaise conscience lorsque son père était en colère. Il se fit donc tout petit. Il n’y a rien de plus apaisant pour une conscience pas tranquille que d’éviter la confrontation. M. Morehouse entra dans la maison en fulminant.
– Où est l’encrier ? cria-t-il à sa femme dès qu’il eut passé le seuil.
Mme Morehouse sursauta, l’air coupable. Elle n’utilisait jamais l’encrier, elle n’avait pas vu l’encrier, elle n’avait pas déplacé l’encrier ni même pensé à l’encrier, mais le ton de son mari la déclarait coupable d’avoir fait naître et d’avoir élevé un garçon et elle savait que lorsque son mari réclamait quelque chose en criant, ça signifiait généralement que son fils n’y était pas étranger.
– Je vais chercher Sammy, répondit-elle d’un air contrit.
Lorsque l’encrier fut retrouvé, M. Morehouse se mit à écrire à toute vitesse puis il relut sa lettre et sourit triomphalement.
– Voilà qui va rabattre son caquet à cet imbécile d’Irlandais ! s’exclama-t-il. Quand ils vont recevoir cette lettre, il va pouvoir se chercher un autre travail !
Une semaine plus tard, M. Morehouse reçut une longue enveloppe officielle qui portait le tampon de la Compagnie Interurbaine de Transport Express dans le coin supérieur gauche. Il l’ouvrit avec enthousiasme et en sortit une feuille de papier. En guise d’en-tête il y avait un numéro, le A6754. La lettre était courte. « Objet : Tarif applicable aux cochons d’Inde. Monsieur, nous avons bien reçu votre courrier adressé au président de la compagnie concernant le tarif applicable aux cochons d’Inde entre Franklin et Westcote. Toute réclamation concernant une surfacturation doit être adressée au service des réclamations. »
M. Morehouse écrivit au service des réclamations. Il rédigea six pages de sarcasmes, de vitupérations et d’arguments choisis qu’il expédia au service des réclamations.
Quelques semaines plus tard, il reçut une réponse du service des réclamations. Sa dernière lettre y était jointe.
« Monsieur, disait la réponse, votre courrier du 16 courant concernant le tarif applicable aux cochons d’Inde entre Franklin et Westcote nous est bien parvenu. Nous avons interrogé notre employé de Westcote et sa réponse est la suivante : il nous informe que vous avez refusé la marchandise et refusé de payer la facture. Vous n’avez donc aucune réclamation à faire à notre compagnie et votre lettre concernant le tarif applicable à la marchandise doit être adressée au service de la tarification. »
M. Morehouse écrivit au service de la tarification. Il exposa son cas avec précision et argumenta sa position, citant au passage une ou deux pages de l’encyclopédie pour prouver que les cochons d’Inde n’étaient pas des cochons ordinaires.
Avec le soin qui caractérise les entreprises bien organisées, la lettre de M. Morehouse fut numérotée, classée puis envoyée suivre son cours normal. Des copies conformes du bulletin de livraison et du reçu de Flannery pour le colis, ainsi que plusieurs autres papiers idoines, furent agrafés à la lettre et transmis au chef du service de la tarification.
A suivre...
Ellis Parker Butler, Pigs is Pigs (1905), traduction de Pascale Renaud-Grosbras
M. Morehouse hésita. Il se mordit les lèvres puis se mit à agiter les bras.
– Très bien, vociféra-t-il, vous entendrez parler de moi ! Votre président va entendre parler de moi ! C’est un scandale ! Je vous ai offert cinquante cents, vous les avez refusés. Gardez ces cochons jusqu’à ce que vous soyez prêt à accepter les cinquante cents, mais, nom d’un tonnerre, si vous osez toucher à un seul cheveu de ces cochons, je vous colle un procès !
Il tourna les talons et sortit en claquant la porte. Flannery souleva délicatement la caisse à savon et la mit dans un coin. Il ne s’inquiétait pas. Il ressentait la satisfaction du devoir accompli.
M. Morehouse rentra chez lui, furieux. Son fils, qui attendait les cochons d’Inde, s’avisa que ce n’était pas le moment de les réclamer. C’était un garçon tout à fait normal et il avait par conséquent mauvaise conscience lorsque son père était en colère. Il se fit donc tout petit. Il n’y a rien de plus apaisant pour une conscience pas tranquille que d’éviter la confrontation. M. Morehouse entra dans la maison en fulminant.
– Où est l’encrier ? cria-t-il à sa femme dès qu’il eut passé le seuil.
Mme Morehouse sursauta, l’air coupable. Elle n’utilisait jamais l’encrier, elle n’avait pas vu l’encrier, elle n’avait pas déplacé l’encrier ni même pensé à l’encrier, mais le ton de son mari la déclarait coupable d’avoir fait naître et d’avoir élevé un garçon et elle savait que lorsque son mari réclamait quelque chose en criant, ça signifiait généralement que son fils n’y était pas étranger.
– Je vais chercher Sammy, répondit-elle d’un air contrit.
Lorsque l’encrier fut retrouvé, M. Morehouse se mit à écrire à toute vitesse puis il relut sa lettre et sourit triomphalement.
– Voilà qui va rabattre son caquet à cet imbécile d’Irlandais ! s’exclama-t-il. Quand ils vont recevoir cette lettre, il va pouvoir se chercher un autre travail !
Une semaine plus tard, M. Morehouse reçut une longue enveloppe officielle qui portait le tampon de la Compagnie Interurbaine de Transport Express dans le coin supérieur gauche. Il l’ouvrit avec enthousiasme et en sortit une feuille de papier. En guise d’en-tête il y avait un numéro, le A6754. La lettre était courte. « Objet : Tarif applicable aux cochons d’Inde. Monsieur, nous avons bien reçu votre courrier adressé au président de la compagnie concernant le tarif applicable aux cochons d’Inde entre Franklin et Westcote. Toute réclamation concernant une surfacturation doit être adressée au service des réclamations. »
M. Morehouse écrivit au service des réclamations. Il rédigea six pages de sarcasmes, de vitupérations et d’arguments choisis qu’il expédia au service des réclamations.
Quelques semaines plus tard, il reçut une réponse du service des réclamations. Sa dernière lettre y était jointe.
« Monsieur, disait la réponse, votre courrier du 16 courant concernant le tarif applicable aux cochons d’Inde entre Franklin et Westcote nous est bien parvenu. Nous avons interrogé notre employé de Westcote et sa réponse est la suivante : il nous informe que vous avez refusé la marchandise et refusé de payer la facture. Vous n’avez donc aucune réclamation à faire à notre compagnie et votre lettre concernant le tarif applicable à la marchandise doit être adressée au service de la tarification. »
M. Morehouse écrivit au service de la tarification. Il exposa son cas avec précision et argumenta sa position, citant au passage une ou deux pages de l’encyclopédie pour prouver que les cochons d’Inde n’étaient pas des cochons ordinaires.
Avec le soin qui caractérise les entreprises bien organisées, la lettre de M. Morehouse fut numérotée, classée puis envoyée suivre son cours normal. Des copies conformes du bulletin de livraison et du reçu de Flannery pour le colis, ainsi que plusieurs autres papiers idoines, furent agrafés à la lettre et transmis au chef du service de la tarification.
A suivre...
Ellis Parker Butler, Pigs is Pigs (1905), traduction de Pascale Renaud-Grosbras
1 commentaire:
nostalgique???
kinec: ça tombe juste pour moi ça!!!
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