vendredi 12 juin 2009

Etre, néant et curriculum vitae

Un mien cousin au parcours universitaire impressionnant et se trouvant dans la situation d'un certain nombre de ses collègues, c'est-à-dire sans poste fixe et navigant à vue entre postes précaires et temps de terrain pour de grands organismes de recherche - et qui se trouve être également le papa de mon cher filleul que je ne vois hélas pas assez souvent mais à qui j'envoie tous mes voeux de bel été et un bisou spécial - m'a récemment fait parvenir le texte qui suit. Il m'a bien fait rire et rappelé quelques souvenirs. Avec son autorisation, je le partage avec vous. Bon courage, Cl. !

Il y a quelques temps, je fus convoqué par mon référent Pôle Emploi (oui, oui, il est à moi, perso. C'est du moins ce qu'il est possible de déduire de la convocation de Pôle Emploi : "convocation obligatoire avec votre référent personnel"). Objectif : "faire le point sur les critères opérateurs de votre C-V". Ne me demandez pas ce que sont les "critères opérateurs", je dois là avouer une incompétence prononcée et l'ultime limite de ma compréhension. Mais mon référent personnel doit savoir, lui. Mon C-V, quant à lui, est composé d'une première page indiquant mes coordonnées, ma profession, mes diplômes (plômes-plômes), compétences et centres d'intérêt. Cette première page est suivie d'une deuxième décrivant mes expériences professionnelles dans le secteur d'activité intéressant le métier sus-mentionné. Vient ensuite une troisième page indiquant une appétence multidimensionnelle pour l'expérimentation variée source d'enrichissement cognitif (bibliothéconomie, humanitaire, transport, tourisme et nautisme). Et enfin, last but not least, une dernière page relevant mes publications. Donc, me munissant de Saint Curriculum Vitae (priez pour moi votre grâce bienveillante), me voici pointant le bout du nez, et du papier demandé, auprès de mon mien référent personnel à moi tout seul qui m'appartient. Et là, profonde déception, pincement de cœur et abattement psychologique total : mon référent accueille mon magnifique C-V qui avait jusqu'ici admirablement rempli sa fonction, à savoir ne surtout pas trouver de boulot tout en paraissant en chercher, d'un "ça va pas" sans appel. Gasped me dis-je en mon fort intérieur : démasqué !
Et bien non, à mon pourquoi faussement naïf, me fut précisé : "trop long, ça passe pas. Il faut une lecture rapide. Juste l'essentiel vous décrivant au mieux. Donc : substance, synthèse, références et précision. Maximum une page".
Repartant fixé quant aux critères opérateurs, rendez-vous fut pris pour représenter le nouvel objet ce matin même. Mon nouveau C-V fut donc ramené à l'essentiel, me décrivant en substance avec précision et donnant les références nécessaires. Ce qui donne, après les classiques nom-coordonnées-énoncé de la profession : épicurisme eudémoniste (pré-socratiques), insoumission (La Boëtie), empirisme radical et scepticisme méthodologique (Hume), utilitarisme (Mill) et pragmatisme sociologique (Latour).
Quel ne fut mon étonnement (non, je rigole...) d'entendre "cèkoiça ? insoumission, vous pouvez pas mettre ça ! çavapa ! ça veut dire quoi tout ça ?" Me voici donc commençant par le début : les pré-socratiques. Mais très vite rappel à l'ordre "non, ce que je veux dire, ça va pas, vous pouvez pas vous présenter comme insoumis. Il faut dire capacité décisionnelle si vous n'êtes pas dans l'application". Précision immédiatement apportée : j'ai bien dit insoumis, c'est à dire rétif à toute hiérarchie, contraintes non-naturelles et empêcheurs de toutes sortes. Empirisme et pragmatisme : exemples donnés sur le champ. Et là, mon mien de référent à moi a craqué : il me comprenait, d'ailleurs son petit chef à lui était un vrai dictateur, instiguant des mises en compétition entre référents sur leur taux de retour à l'emploi parmi leurs ouailles, augmentant sans cesse les capacités de charge de travail, et les vacances ne sont plus maintenant qu'un vague souvenir et les suivantes sont loin, il ne part qu'en hiver pour couper le froid, et avec tous ces licenciements actuels on leur demande toujours plus et c'est stressant un maximum, etc, etc, etc. Finalement, le temps que mon référent personnel pouvait m'accorder passant, le rendez-vous suivant étant annoncé (comment ? il est également le référent d'un rendez-vous suivant ? et moi qui le pensait tout à moi dédié... je suis déçu par cette publicité mensongère autour de la possession unique de mon référent personnel !), il a bien fallu conclure. Partant du dilemme à double proposition de mon premier C-V (la mienne et celle des critères opérateurs), il a été convenu que pour finir il n'était pas si mal que ça. Un peu long, certes, mais excellemment rédigé selon un plan précis, explicite et fonctionnel.
"Ca ira le premier, celui-là, le second, c'est pas possible. On comprend rien ! Et puis insoumis, ça fait beaucoup. Ca fait trop, même."
Pensée du jour et conclusion : "On est ce que l'on fait de ce que les autres font de ce que l'on est." Sartre, L'être et le néant.

5 commentaires:

La Mouette a dit…

J'adore!! Je sais pas pourquoi, ça me rappelle quelque chose... Et je comprends son sentiment de trahison quand il a réalisé que son référent personnel à lui était aussi le référent personnel à d'autres, c'est horrible! On se sent moins choyé, tout de suite, et ce terrible sentiment d'abandon vous revient...
Et alors, ce "Vous pouvez pas vous présenter comme insoumis. Il faut dire capacité décisionnelle si vous n'êtes pas dans l'application", c'est du grand art!
Merci pour ce bon moment...

juliette a dit…

c'est de famille alors cette capacité d'écriture!!!!
Bon moment effectivement. merci

Magdatellementtrop a dit…

Bravo au papa de ton filleul,donc.
J'ai bien ri.J'avoue une préférence pour le second.(Le second C.V.)
J'aimerais bien en lire plein des comme ça!
Non pas que ce soit ma fonction, non, mais ça me réjouit!
Merci du partage...:-))

Anonyme a dit…

Et non, pas de capacité spécifique tenant d'un talent héréditaire, car si la plus chouette cafelière de toutes les Bretagnes est bien ma cousine, elle ne l'est pas par des liens de sang, ni d'alliance, ni de filiation, mais par ceux que les ethnologues nomment de pseudo-parenté (ouh le vilain mot !) ou de parenté fictive (voilà qui parait mieux). Autrement dit, c'est par reconnaissance mutuelle et cooptation réciproque que nous voici liés. Ce que le langage populaire, dans son infini sagesse, nomme du terme de « cousins à la mode de Bretagne ». Les bretons apprécieront...
En somme, c'est une bonne nouvelle à deux titres au moins, car si l'on subit fréquemment sa famille, seuls nos amis sont choisis et rencontrés avec bonheur. Nous avons donc choisis de choisir notre famille avec bonheur. Ensuite, si capacité d'écriture il y a, elle est désormais non subordonnée à une puissance transcendante, mais universelle : de même que l'on apprend à marcher en marchant, on peut apprendre à écrire en écrivant ;-)
Mais je vous assure des publications scientifiques bien moins drôles, voire même arides et rébarbatives ! Le genre qui veut ça sans doute ?
Alors pour finir, a t-on raison d'être ce que l'on fait de que les autres font de ce que l'on est ?
Le côté positif de la réponse peut-il se trouver en partie dans le choix breton d'élever ses rencontres au rang de cousins ?
Merci à vous trois La Mouette, Juliette et Madalen pour vos commentaires élogieux. Et merci à ma jolie cousine-Mamanlouve d'être ma cousine, le choix de sa famille, c'est finalement ce qu'il y a de mieux !

Pascale a dit…

Mon cher cousin, je vous tire mon chapeau !

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