Il y a le temps de la chasse et de la cueillette, que notre société de chasseurs-cueilleurs à carte bleue a transformé en une expédition dans des entrepots froids comme des frigos, à tirer un chariot gros comme une voiture sans permis.
Il y a le temps du stockage, sur des étagères plus ou moins solides qui se balancent à l'ajout du dernier paquet de sucre.
Il y a le temps de la réflexion. Que faire et comment le faire ?
Il y a le temps de la création. Transformer des choses immangeables en nourriture. On crée de la nourriture dans ce business-là, c'est une chose étonnante. On crée de quoi permettre à des êtres humains de satisfaire un des besoins fondamentaux de leur humanité : assouvir leur faim. C'est comme peindre un tableau, parce que ça se crée, mais en plus ça se mange. Incroyable.
Il y a le temps de la préparation des lieux. Il s'agit de mettre en place les conditions d'un rituel purement social, depuis le temps qu'on ne se réunit plus au fond de la caverne pour partager le mammouth bouilli accroupis sur des peaux de tigre à dents de sabre. Les tables, les chaises (on mange assis sur des chaises sous nos latitudes, c'est comme ça), les couverts, les petites serviettes. Les petites corbeilles de pain, la petite carafe d'eau du robinet. La carte au mur. Chasser les chats surnuméraires.
Il y a le temps de l'attente. Vont-ils venir, les dîneurs ?
Il y a le temps de l'excitation mêlée d'inquiétude. Comment sera ce service ? Calme ? difficile ? plein d'embûches ? a-t-on oublié l'essentiel, sera-t-on obligé de jongler ? On met "en chauffe", on demande poliment au four de réchauffer le moelleux aux céréales, on sort les petits récipients qui contiennent les salades pour la grande assiette de salades de printemps. On fait une petite place pour couper le pain. On aligne les bouteilles de vin. On remplit la bouilloire et le réservoir de la machine à café. On donne un dernier coup de torchon sec sur le plan de travail. On récupère la fleur de sel, le poivre, les herbes hachées qui iront sur les assiettes au dernier moment. On s'assure que les salières sont remplies. On essaie de penser à tout et on guette le tintement de la porte qui annoncerait les premiers arrivés.
On reconnaît le petit bonhomme ou le petit bout de bonnefemme qui arrive dans les bras de son papa ou de sa maman, on installe tout le monde. Et c'est parti.
Il y a le temps du petit calepin pour prendre la commande et ne rien oublier. "Vous voudrez boire quelque chose ?"
Il y a le temps du parcours d'obstacles pour éviter les petits ou les jouets qui s'aventurent jusque dans l'entrée de la cuisine, pour amener sur les tables tout ce dont les dîneurs ont besoin. La joie (si, vraiment) de créer une belle assiette avec la nourriture qu'on a créée de ses mains. Le soupir de soulagement quand une tablée a de quoi s'occuper et le petit sourire de plaisir devant les "oh" et les "c'est beau". La course qui continue. Remplir une assiette, redresser une feuille de salade, ajouter deux grains de sel. Demander si tout va bien. Rapporter des assiettes. Vides.
Plus tard, après, il y a le soulagement de la fin du service. "C'était un bon service." Quand tout le monde est parti, on peut même parfois se verser un verre de vin une fois que tout est rangé.
Il ne reste plus qu'à prévoir le lendemain.
Le mieux ? c'est encore de sortir de cette bulle. On y est bien, dans la bulle, à sentir qu'on maîtrise la situation, quand les gestes s'enchaînent au même rythme que la pensée. Mais c'est encore mieux de discuter avec quelqu'un au détour d'une minute inoccupée. Ca fait d'un "bon service" une bonne soirée, tout simplement.
Dans le prochain billet, je reviendrai sur vos idées laissées dans les commentaires. Merci ! je réfléchis et ça me réconforte de ne pas réfléchir seule (vous pouvez encore laisser vos commentaires
ici, surtout n'hésitez pas).